Acheter à manger à Saint-Georges-de-Mons au XXe siècle
Dans les espaces ruraux où se trouve l’usine des Ancizes, l’achat alimentaire peut prendre divers aspects au XXe siècle.
Les ouvriers qui travaillent à la Compagnie hydro-électrique d’Auvergne puis pour Aubert & Duval disposent de plusieurs réseaux pour s’approvisionner. Le premier est familial : les ouvriers employés aux Ancizes viennent en très grande partie de familles rurales auprès desquelles ils peuvent obtenir certains produits, issus du territoire ou des élevages locaux (fruits et légumes, viande, produits frais, laitage, etc.). Dans le même esprit, ils ont aussi la possibilité de se rendre tous les jeudis sur le marché, qui se tient à proximité de l’Église.
Surtout, les villages où se concentrent les ouvriers et employés industriels à compter du début du XXe siècle disposent de commerces où ils peuvent s’approvisionner. Parmi ceux-ci, boucheries et boulangeries sont les plus répandus depuis la fin du siècle précédent ; on en retrouve parfois plusieurs dans chaque village.
Mais à compter du début du XXe siècle, le phénomène le plus marquant est l’émergence des épiceries. Celles-ci sont dans un premier temps souvent associées à d’autres activités. Ainsi à Saint-Georges-de-Mons dans les années 1900, la maison « Petit-Rougier » fait à la fois office d’épicerie et de mercerie, mais comme l’indique son enseigne, on peut également s’y procurer… des couronnes mortuaires. Elle conserve cette diversification jusque dans les années 1940, proposant produits alimentaires, ustensiles de couture, quincaillerie ou vaisselle, faisant même office de café pour satisfaire les besoins de consommation sur place.
Toutefois, peu à peu, ces commerces vont se spécialiser afin de ne désormais répondre qu’aux besoins domestiques : les épiceries vont dorénavant majoritairement se destiner à la vente de produits alimentaires, ainsi qu’accessoirement aux produits de première nécessité pour la maison (entretien ou hygiène).
À Saint-Georges-de-Mons, bien que la population reste relativement stable (autour de 1 500 habitants), la modification de la structure socio-professionnelle entraîne une demande plus forte et plus exigeante, avec la multiplication de professions industrielles plus rémunératrices sous l’impulsion de la Compagnie hydro-électrique d’Auvergne puis d’Aubert & Duval (ouvriers mais aussi ingénieurs ou administratifs). En conséquence, alors que le village ne compte qu’une seule épicerie dans les années 1910, l’Entre-deux-guerres en voit apparaître trois autres. Certaines sont indépendantes comme celle de Jean Petit, qui a pris la suite de sa mère à la tête de « Petit-Rougier » ; d’autres sont affiliés à des sociétés à succursales multiples comme l’épicerie Benéton, dépôt des produits Casino, tandis que le couple Bourdarot, lui, gère la succursale locale de l’Union Approvisionnement puis celle des Économats du Centre (après la fusion des deux sociétés en 1928).
Ce sont là deux modes opératoires différents. Chez les Benéton, on fonctionne sur le modèle du dépôt : les propriétaires sont des indépendants chez qui Casino propose une partie de sa gamme de produits alimentaires. En effet, après sa fondation en 1896, la chaine de maisons d’alimentation stéphanoise a très vite commercialisé des produits sous sa propre marque, à l’instar des « marques distributeurs » de la fin du XXe siècle. Elle propose alors à certains épiciers indépendants de disposer de ses marchandises sous une forme de dépôt-vente dont elle contrôle les comptes tous les ans. Les Bourdarot, eux, sont investis avec les Économats du Centre dans un autre modèle de développement (également adopté par Casino dans d’autres localités) : le succursalisme.
Dans le centre-bourg de Saint-Georges-de-Mons, les Bourdarot sont donc les gérants, directement rémunérés par la société clermontoise fondée en 1910, de la succursale des « Éduc », le surnom de la chaine alimentaire qui s’est rapidement répandue dans le Puy-de-Dôme, puis dans les autres départements auvergnats, voire au-delà (Languedoc, Lot). Ils y commercialisent des produits achetés en gros par la centrale d’achat de la maison-mère et ensuite stockés dans des entrepôts de proximité (hormis pour le pain, les Educ ne produisent pas leur propre marchandise, contrairement à Casino) avant de leur être livrés. C’est là un modèle commercial à succès qui attire facilement pour la gestion des succursales des couples soucieux de sortir de leur condition sociale et qui satisfait une clientèle fidèle avec des produits quotidiens. Pour preuve, la succursale de Saint-Georges-de-Mons, tenue par M. et Mme Plot dans les années 1960 et 1970, reste ouverte jusque dans les années 1980.
À partir du premier tiers du XXe siècle, ces deux modèles de développement sont un symbole de la modernité commerciale qui touche toute la France, et, contrairement aux idées reçues souvent tenaces, jusqu’aux campagnes. Si une grande part du chiffre d’affaires consiste dans le triptyque traditionnel lait, pain, vin, l’offre de ces épiceries d’un nouveau genre est remarquablement variée. Grâce à la révolution des transports, mais également aux moyens de stockage collectifs et individuels modernes, le tout dans un contexte de diversification et de raffinement des goûts des Français, ces structures commerciales proposent en effet une pluralité de produits alimentaires de qualité, frais, sains, bon marché. Depuis le chocolat jusqu’au café, en passant par les conserves de toutes sortes (viande, fruits ou légumes), les sucreries, les confitures, les produits laitiers ou les boissons alcoolisées, les denrées commercialisées par Casino ou les Educ permettent aux habitants de Saint-Georges-de-Mons (et de quantité d’autres villages alentour) de satisfaire leurs besoins en produits dits de « premier choix », avec des gammes variées, à des prix accessibles.
S’y ajoutent à la marge les produits de première nécessité pour l’entretien de la maison (produits ménagers) ou l’hygiène (savon, parfum). L’ensemble est soutenu par une identité visuelle forte (le personnage Casino ou le logo des « Educ », bien connu dans la région), ainsi que divers programmes de fidélisation efficaces (primes-cadeaux, remises, catalogues, etc.).
Avec les marchés hebdomadaires, les foires ponctuelles, la coopérative du personnel mise en place par les patrons de l’usine à compter des années 1920 aux Ancizes, ces structures de commercialisation alimentaire permettent aux habitants de Saint-Georges-de-Mons de s’approvisionner en produits de qualité et, grâce à la concurrence qui règne entre eux, à bons prix. Symboles de la modernisation alimentaire, ils disparaissent sous les coups de butoir d’autres acteurs de cette modernisation, ceux issus de la grande distribution. À Saint-Georges-de-Mons, les Educ ferment au milieu des années 1980, à la suite des difficultés de la maison-mère clermontoise et surtout de l’ouverture d’un supermarché Suma (où se tient aujourd’hui le Super U) au même moment.