Portrait de Kabbour T.

Kabbour T. : le premier travailleur immigré détenteur d’un CAP

« Je suis rentré directement au service des traitements [de l’acier] : il n’ y avait pas de bruit comme à l’aciérie, pas de poussière. Il y avait la chaleur mais c’est le travail ! »

« J’ai quitté le Maroc en novembre 1973. Il y avait l’Office national d’émigration qui venait chercher les ouvriers. Moi, j’ai été sélectionné pour aller à Alsthom-Unelec sur le territoire de Belfort ». Voici comment il commence le récit de son arrivée en France à l’âge de 21 ans.

En 1979, il est licencié économique mais grâce à un réseau de collègues marocains travaillant déjà dans l’usine Aubert et Duval aux Ancizes, il parvient à s’y faire embaucher. C’est l’occasion d’affirmer une première distinction : Venant de la région d’El Jahida [située entre Casablanca et Safi], « j’ai de la chance, j’ai été à l’école, j’ai parlé un peu français et j’ai été sélectionné pour aller chez Alsthom-Unélec parce qu’ils ne sélectionnent que les gens qui savent lire et écrire. Les Autres qui sont arrivés chez Aubert et Duval ne savent ni lire ni écrire. Ils sont venus juste pour le travail pénible ».

Effectivement, il est affecté au service du traitement thermique, « l’atelier où on traite l’acier » où « on fait des trempes soit à l’huile, soit à l’eau, soit à l’air suivant l’utilité [de l’acier]. C’est là, qu’« il a monté les échelons pour arriver technicien ». Il a aussi bénéficié d’une formation pour préparer le CAP de conducteurs de travaux automatiques dont il est fier : « Oui, j’ai été le premier Marocain à être inscrit, le seul à passer le CAP et je l’ai eu ! ». Mais, comme il le reconnaît : « Je l’ai eu avec des difficultés qui viraient au débat ». En effet, dans le cadre de sa formation, il est amené à poser des questions sur les procédés, à chercher des informations qui sont très mal perçues par des collègues français l’accusant de fuir le travail et de vouloir se reposer. Par l’expression « ça, je ne l’oublie pas », on perçoit combien cette attitude l’a vexée et même meurtrie : c’était une marque de disqualification et de déni de sa formation, et de doute quant à l’obtention du diplôme en question. Plus largement, cet épisode s’inscrit dans un contexte de rejet de travailleurs immigrés accusés de prendre le travail à leurs enfants : « Pour eux, c’est l’ouvrier marocain qui a piqué le travail ! »

Néanmoins, son discours révèle des signes d’appartenance prononcée au territoire et à la communauté ouvrière. Pendant les deux premières années (1979-1981), il a habité dans un appartement HLM aux Ancizes et accédait à l’usine en empruntant le « tunnel ». Puis, il a acheté une maison à St-Georges de Mons bien qu’il considérât la commune comme le lieu de résidence des « riches ». En effet, selon lui, une opposition sociale et politique existait : « Les Ancizes, c’est ouvrier ; St Georges, c’est capitaliste ! ; Même, côté politique St Georges, c’était toujours à droite et les Ancizes toujours à gauche ». Au-delà de cette représentation de l’espace politique, il aimait particulièrement passer ses loisirs au Pont du Bouchet : là, il appréciait les baignades, la vue sur le barrage et la tranquillité : « C’est calme. L’air est pur … On aime bien le calme comme ça. » Avec des collègues, il a créé une association culturelle des Marocains à Manzat, qui devait être un lieu de rencontres et de solidarité. Il a aussi participé financièrement à l’achat et à la rénovation d’une maison pour en faire un lieu de prière, située aux Ancizes, rue de la Ganne près du café « Le coin perdu ». Cette inscription dans la vie locale l’a probablement conduit à demander la nationalité française qu’il obtint en 1985 : « J’ai eu une naturalisation. Oui, c’est important parce qu’on est là, parce qu’on est considéré comme des Français. Pour moi, on est des Français. Pour les autres, on est des Marocains ».

L’appartenance à la communauté ouvrière a été dure dans les premiers temps à l’usine, puis, à partir du milieu des années 1980, l’atmosphère s’est améliorée. Les moments de discussion et de solidarité sont nettement identifiés : la pause casse-croûte dans l’atelier, les soirées avec l’équipe et enfin les grèves. Il se rappelle en effet celle de 1979 qui se solda par une augmentation de salaire mais aussi celle de 1989 qui provoqua la réappropriation par les ouvriers du comité d’entreprise : « Quand la CGT a pris ça en main, elle a œuvré pour les ouvriers. Avant, il passait des feuilles pour un voyage mais tout était complet quand on téléphonait. Pris par les chefs ».  Ces moments de partage entre ouvriers doivent être lus à l’aune de sa représentation des chefs autoritaires, représentants l’ordre usinier et confisquant parfois le savoir pratique ouvrier.

En outre, même s’il ne fut pas syndiqué, il était proche de certains militants syndicaux dont il se rappelle encore leur nom. Sa vision des rapports sociaux ne porte pas directement la marque des discours syndicaux mais témoigne d’un sens critique certain, qui ne l’empêche pas de trouver sympathique Georges Duval, « le grand patron ».

Par ailleurs, il ne regrette pas d’être venu travailler en France : « Je ne regrette pas. Je ne regrette pas parce qu’on est pas mal en France. On va pas raconter des conneries, on est pas mal en France…Seulement les Français sont des râleurs …(Sourire amusé) Je m’excuse de dire ça … mais c’est la vérité »…

 

 

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