Un conflit usinier médiatisé en 1989

L’aciérie Aubert et Duval en 1991 occupe 1700 salariés et représente 70 % du total des emplois régionaux dans le secteur de la métallurgie. En situation de mono-industrie dans un vide industriel, elle offre près de 9 emplois sur 10. Dans cette grande entreprise située à une quarantaine de kilomètres de Clermont-Ferrand en moyenne montagne, peu marquée par les grèves dans les années 1970 et 1980 comparativement aux autres entreprises de la métallurgie (Forgeal et Cégédur dans le Val d’Allier), un conflit salarial éclate en 1989. A cette occasion, des journalistes se rendent sur le lieu, interviewent des ouvriers et les meneurs du mouvement : c’est le surgissement d’une médiatisation conflictuelle dans l’usine Aubert et Duval des Ancizes. Or, les dirigeants du syndicat CGT des Ancizes ont conscience que dans la bataille idéologique et la conquête de l’opinion publique, les médias construisent l’événement politique et social.

Les raisons d’une longue grève

Le 14 mars 1989, dans le cadre d’un rapport de force plus favorable aux ouvriers, les délégués du personnel du Syndicat CGT de l’aciérie des Ancizes ont transmis à la Direction une pétition pour l’augmentation des salaires du personnel. Celle-ci appelle à l’ouverture de négociations portant sur les salaires (une augmentation générale minimum pour tous de 1000 fr par mois), les conditions de travail (semaine de travail en 5 jours avec 2 repos accolés ; maintien de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes ; refus du travail en continu dans l’ensemble de l’aciérie) ; et enfin des embauches réalisées à partir de contrats de travail à durée indéterminée.

Quelques jours plus tard, le 21 mars, une première réunion a lieu au cours de laquelle la Direction décide une augmentation générale du salaire de base de 250 frs à compter du 1ier avril (augmentation qui s’ajoute à une revalorisation des salaires de 2% obtenue pour le 1ier mars) pour éviter le déclenchement de la grève. Elle repousse également le travail en continu (week end compris) et le travail de nuit des femmes.

Le 22 mars, le syndicat lance un referendum pour que le personnel se prononce sur l’augmentation concédée. Les résultats du dépouillement montrent un refus du personnel qui juge trop faible l’augmentation et continuent de revendiquer 750 frs par mois pour la plupart des 1155 personnes sur 1675 qui gagnent moins de 6000 francs nets par mois (tract du syndicat CGT du 22 mars). En outre, le syndicat CGT diffuse un tract qui avance des arguments décisifs à la demande des revendications salariales : la détérioration de la situation des salariés entre 1981 à 1989 ; la perte du pouvoir d’achat de 12, 54% par rapport à l’indice officiel de l’INSEE ; la diminution de la prime d’ancienneté ; la diminution du personnel : de 2378 à 1675 soit 705 suppressions d’emplois (produisant une économie importante de la masse salariale) ; la déqualification du personnel (849 personnes avec des salaires nets entre 4500 à 5700 frs) et peu de perspectives d’évolution (tract du 23 mars).

Les signes visuels de l’épreuve de force contre la Direction de l’entreprise :

les manifestations

Le conflit est marqué par des manifestations qui ont lieu aux Ancizes et à St-Georges-de-Monts mais aussi à Clermont-Ferrand. Par exemple, le mercredi 29 mars 1989, le journaliste en studio présente succinctement le conflit d’ordre salarial et donne très rapidement la parole à son reporter qui explique : « c’est une importante démonstration du personnel de l’aciérie des Ancizes. C’est le deuxième jour de grève ». Le commentaire, évoquant les revendications salariales et le refus de négociation de la part de la Direction, s’énonce sur un plan d’ensemble axé sur la manifestation dans la rue principale de la ville. La caméra s’attarde sur l’écheveau des slogans écrits sur des pancartes et banderoles : « Tout passe par la lutte » (en rouge), « salaires : plus de 1000f ; SMIG 6000 »[3]. En outre, les reporters mettent en avant le discours syndical en menant des interviews auprès des délégués, les porte-paroles du mouvement. Ainsi, la caméra filme en gros plan le porte-parole Gérard S. (secrétaire général du syndicat CGT Aubert et Duval). S’il commence par rappeler les revendications salariales, il énonce les autres raisons du mouvement : « Non, c’est une lutte pour la dignité. Il faut savoir que le personnel a vécu dans la crainte pendant des années. Aujourd’hui il mesure davantage le poids qu’il représente avec une organisation syndicale. Effectivement il lutte aussi pour sa dignité et d’autres conditions d’existence, pour pouvoir s’exprimer dans une entreprise où il est particulièrement difficile de s’exprimer ». En quelques mots, la question de la démocratie dans l’entreprise est donc posée d’autant plus que le vote des lois Auroux remonte à 1982. La figure du délégué syndical, en opposition à la politique patronale, s’affirme d’autant plus que le plan suivant le montre symboliquement sur le perron de la mairie, de profil, micro en main et s’apprêtant à lire le texte de la motion adressée aux maires des Ancizes et de St-Georges-de-Mons (commune limitrophe). Si la voix du délégué n’est plus audible, couverte par la voix off, le pouvoir de la parole syndicale est attesté par la caméra qui filme une succession de plans en plongée sur de petits groupes d’ouvriers grévistes debout ou assis sur les premières marches, arborant ou pas le sigle CGT, mais tous très attentifs. L’avant-dernier plan en légère plongée montre même les applaudissements des ouvriers les plus proches du perron de la mairie[4].

Dans le reportage du 30 mars 1989, Dominique R. (délégué syndical CGT) filmé en gros plan, fait le bilan d’une longue réunion qui vient de se tenir avec la Direction. Son discours est très mesuré : délaissant l’attaque frontale, il souligne la longueur inhabituelle de la réunion, traduisant l’usage peu fréquent de la négociation par la Direction. Il insiste sur la nécessité de satisfaire les revendications salariales, critique la pratique des bas salaires et dénonce la politique de suppression d’emploi désastreuse « pour la région et la bonne marche de l‘entreprise. Il met aussi l’accent sur le changement du profil de la main d’œuvre : « : « Nous avons 41 personnes qui y travaillent. Il y a 20 ans beaucoup de salariés « ouvriers/paysans » conservaient leurs fermes. Le père travaillait à l’usine et c’était un appoint supplémentaire. Cela tend à disparaitre. Il y a 20 ans aux aciéries on entrait sans formation ; Ce n‘est plus le cas actuellement, l’aciérie s’est modernisée, robotisée. Il faut des jeunes ayant une formation ».

Bien que les délégués syndicaux cherchent à se présenter comme d’ardents promoteurs de la négociation face à une direction sourde aux revendications, ils construisent aussi un dispositif concret de signes montrant leur détermination. Par son caractère transgressif – une atteinte à la propriété privée – le blocage de l’entrée et la sortie de l’usine est un de ces épisodes symboliques de l’épreuve de force, mis en image par les reporters (reportage du 12 avril). Grâce à un zoom arrière, le téléspectateur découvre plusieurs ouvriers grévistes – placés en ligne – bras croisés – donnant l’impression de vouloir faire barrage avec leurs corps et donc de montrer leur détermination. En outre, la parole syndicale est légitimée par des interviews de grévistes (non militants) qui sont parfois menés dans la sphère privée familiale. C’est le cas avec l’ouvrier gréviste présenté de cette manière par le reporter : « Rencontre avec René Mioche, 4 enfants, ouvrier de production. Il gagne 5150 f net par mois avec une ancienneté de 29 ans. Une situation comparable pour les ¾ des salariés de l’entreprise. En gros plan, l’ouvrier prend la parole : « les salaires sont bas aux aciéries des Ancizes avec du travail à la production qui est pénible, de la chaleur et de la poussière » (Reportage du 8 avril). Puis, tandis qu’un plan d’ensemble se focalise sur les enfants qui font les devoirs auprès de leur mère, le chef de famille poursuit son discours : « Depuis quelques années, un climat d’énervement parmi les gens qui travaillent à la production en particulier. Les conditions de travail n’évoluent pas en fonction des salaires. Ça devient difficile pour les familles nombreuses : des annuités à payer, des charges. ça commence à devenir insupportable pour la plupart des familles ouvrières ». In fine, le 14 avril, la reprise du travail a lieu : les ouvriers ont acquis 250 frs pour le 1° avril 1989 et pour tous (tract du 21 avril, syndicat CGt de l’aciérie des Ancizes).

 

 

 

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