Portrait d’Alain S.
Alain S., un artiste contrarié
« L’usine, c’est l’usine. On fait son travail, on sort et on passe à autre chose ;
« Moi, j’ai pas bâti ma vie sur l’usine »
Personnage au destin contrarié ou aux multiples facettes : voici comment le portrait pourrait s’esquisser.
Ses parents provenaient du milieu paysan mais un peu avant sa naissance, son père s’était fait embaucher à la forge de l‘usine Aubert et Duval, un atelier particulièrement difficile par ses températures excessivement chaudes dues à des fours à plus de 800 degrés. « Sachant lire, compter et parler » et détenteur d’un Brevet, « il écrivait pour défendre les Autres » et fut secrétaire du syndicat CGT reconstruit en 1962. « Il a fini comme petit ouvrier comme moi » : là, s’arrête le parallèle avec son père bien que lui aussi se dise « non conformiste » et « rebelle, de famille ».
Né en 1955, après la classe de 5°, Alain fit son apprentissage à l’usine Aubert et Duval : n’était-il pas « un bon petit manuel » selon son directeur d’école ? Or, il aurait préféré faire une école des Beaux-Arts car depuis l’âge de 6/7 ans, il sculptait des objets en bois au gré de ses balades en forêt le menant au Viaduc des Fades. Pendant trois ans, il prépara le CAP d’ajusteur : une période qu’il juge à la fois comme une « perte de temps » et un moment de « formatage » à « l’esprit Duval » qu’il définit succinctement en ce termes : « une façon de voir et de penser le monde du travail : travailler, obéir et dire oui aux ordres ». Pendant un an et demi, il fut affecté à la Fonderie où il pratiqua l’ébardage à la meule et dont il rappelle les conditions de travail : « Etre dans les étincelles, la poussière et toujours quelqu’un derrière vous pour se faire engueuler » et « aucune protection sauf des lunettes et des gants en amiante pour se protéger des pièces chaudes ». Puis, il passa au Laboratoire et fit du contrôle de pièces d’atelier en atelier.
L’usine est donc pour lui un univers distinct de la vie dont on ne parle pas ; un univers difficile à cause de la hiérarchie pesante : « J’aime pas trop être commandé » j’aime bien faire ce qui me plaît. J’aime bien aller où je veux ». S’il a participé aux grèves, il « n’est jamais entré au syndicat » pour garder sa liberté face aux lignes politiques et /ou syndicales.
Par rapport aux dirigeants de l’entreprise, l’ambiguïté demeure : d’un côté, il décrypte la visite des ateliers en mettant l’accent sur le contrôle et la pression qu’exerçait Georges Duval sur ses salariés ; évoquant la famille Duval, il déclare « à une époque, c’était presque une théocratie là-bas ». De l’autre, il reconnait que la hiérarchie est souhaitable pour des salariés qui aspirent à être commandés : « L’usine, faut que ça existe. Tout le monde ne peut être patron. Tout le monde ne peut être ingénieur. Il y des gens qui sont obligés de travailler et d’être commandés. L’usine c’est bien pour des gens qu’on peut diriger, et qu’on paie (bien ou mal). S’il n’y pas d’usine, ils sont cuits, ils ne pourront pas faire autre chose ». Et, surtout dans une forme de fatalisme, il insiste sur la difficulté de gestion d’une telle entreprise que l’on ne peut confier à n’importe quel individu : « Les Patrons comme ça, [les grands patrons] ils ne dorment pas de la nuit ! Trouver des marchés avec les Américains, les Chinois… C’est un boulot ! Faut être né dedans, ça s’invente pas ! ». Malgré son licenciement économique, il reste admiratif de la « famille Duval » et d’ailleurs il affirme : « La maison que j’ai, c’est grâce à Duval ! J’ai travaillé, j’ai payé ma maison et j’ai élevé mes gamins comme j’ai pu » et il ajoute : « J’ai fait de la sculpture à côté, ça coûtait un peu. C’est pas tout négatif une usine ».
Au-delà des éléments d’analyse du système hiérarchique à l’usine qui l’insupporte, au-delà des conditions de travail particulière dures dans certains ateliers, malgré le licenciement économique dont il a été victime, l’usine lui a donc permis de développer son sens artistique à travers la création de sculptures qui furent exposées dans différentes salles en France et pour lesquelles il remporta des médailles. Tenant à nous faire découvrir ses œuvres rassemblées dans trois Press-book, correspondant à trois styles et trois périodes créatives, la satisfaction teintée de fierté est visible : comment l’interpréter ? Une compensation par rapport au travail à l’usine ? Une manière profonde de se réaliser ?
« L’anticonformisme », mot choisi par l’acteur lui-même, semble adéquat : l’envie de liberté individuelle voisine cependant avec un certain conformisme, ou tout au moins l’acceptation d’une société hiérarchisée.