Portrait d’Etienne B.

Etienne B.

« J’en ai pas contre la Direction mais contre les injustices »

C’est avec enthousiasme qu’Etienne B. nous accueille à son domicile et nous installe dans son jardin pour se raconter dans un registre de langue tout en nuances, à la fois populaire, argotique voire familier. La personnalité extravertie et drôle d’Etienne B. témoigne d’une certaine habitude à se mettre en scène en public à l’instar de son expérience du jeu d’acteur dans le théâtre amateur, pratiqué pendant de nombreuses années. Il s’inscrit d’emblée dans une lignée d’ouvriers-paysans. Spontanément, et à deux reprises dès les six premières minutes, il affirme l’identité de son père (né en 1907) : « Ouvrier-paysan comme tout le monde dans le coin ». Et comme nous lui demandons en quoi consistait la vie d’un « ouvrier-paysan », il répond concrètement à la question. « Debout à 4h du matin », son père travaillait à l’usine jusqu’à 13h. Puis, après un casse-croûte, il faisait une sieste et allait dans les champs. Sa mère et sa grand-mère s’occupaient de l’exploitation s’étendant sur 15 ha (avec les bois) et comprenant « 7 bêtes ». Il insiste sur la bonne ambiance familiale : « On était bien à la maison. C’est pour ça qu’on s’est mariés tard. Mes parents étaient cool. Ils étaient ouverts » ou bien « On vivait tous en famille. On avait une cuisine commune » ;
Son père « aimait aller au boulot. Il était chef d’équipe au laminoir. Il aimait son travail et avait de bonnes relations. Il parlait de son ingénieur, Molat ». Détenteur d’un Certificat d’études, il occupait ce poste sans avoir eu « de formation technique particulière ». Il a transmis à Etienne une image positive de l’usine. En outre, son père « a amélioré la maison petit à petit en fonction de sa paie » et « a eu sa première voiture – une 203 – en 1956, un événement dont il se rappelle fort bien puisqu’il avait 10 ans et s’exerçait déjà à la conduite. Son père jouait du violon, « à l’oreille » – appris au lycée Godefroy Bouillon (Clermont-Ferrand) – mais n’a pas fait partie de l’orchestre d’Aubert et Duval, qui réservé à des salariés « professionnels », était « digne et aurait pu aller sur les tréteaux de Paris ».
Etienne n’est pas entré chez Aubert et Duval dès l’obtention des CAP Ajusteur/monteur et CAP Mécanique générale. En effet, il a devancé l’appel, a passé les tests pour s’engager et est entré dans la marine. Après trois mois passés à Brest, il embarqua à Toulon sur un escorteur d’escadre : « Là, c’était valable. C’était dur mais c’étaient tous des copains, [très liés] », si l’on se réfère à sa manière de mimer avec ses mains leurs liens. Néanmoins, il refusa de s’embarquer pour Tahiti car « il était contre la bombe atomique » et donc il entra à l’usine : « Je suis entré chez Aubert et Duval et j’ai fait carrière chez Duval ». Il est d’abord « entré en mécanique » dans le service Entretien général. Puis, il a demandé à travailler à la Fonderie pour « avoir des postes », et profiter des trajets en commun avec son père et son frère. Cependant, les relations étaient tendues avec le chef d’atelier : « Le courant ne passait pas. Il me faisait faire toute la M… ». Il était proche de la déprime : « Je voulais me jeter dans le barrage à cause de cet Enfoiré. Tout le temps, après les gars ! J’avais plus de goût à travailler ».
Etienne B. a réussi à changer de service et à entrer en Mai 68 dans le laboratoire-physique dans lequel « ça marchait impeccable ! ». Son travail consistait à faire des « essais d’éprouvette pour analyser l’acier (traction, résilience …) C’est dans cet atelier qu’il décidait d’avoir une première expérience syndicale à la CGT : « Un beau jour, moi, j’ai un peu le sens de l’humain. Et puis il y avait un syndicat, et j’ai dit : « Il faut se présenter au syndicat ». Fort de l’expérience négative de son collègue Dominique qui, à cause de son inscription sur la liste CGT, fut obligé de quitter le service et envoyé en tant que peintre dans des bâtiments situés à l’extérieur de l’usine, il décidait – sans ébruiter le fait dans son service – de se présenter sur la liste des délégués CGT aux élections en 1987/1988. Après son élection, l’ingénieur dit à son chef de service : « Etienne s’est présenté ; il ne sera plus augmenté de sa vie ». Et en effet, il n’eut jamais d’augmentation personnelle comme il le dit : « J’ai jamais eu un kopeck, pas un kopeck ! » alors que son chef d’atelier disait qu’il « était le meilleur de l’équipe ». C’est l’occasion d’évoquer la situation des militants syndicaux à l’usine et de parler de « discrimination syndicale » ou d’isolement professionnel. Selon lui, à l’usine, « il n’y avait qu’un syndicat, la CGT, et les gens n’allaient pas voter » tout comme d’ailleurs ils se cachaient des chefs lorsqu’ils faisaient grève . Puis, la Direction a initié la création d’un syndicat, les « indépendants », qui ensuite a pris l’étiquette FO : c’est la vision du syndicaliste CGT. De même, sur un air moqueur, il est tout fier de nous apprendre qu’entre eux ils appelaient le syndicat CGT, « le comité des fêtes », « le seul à être vraiment opposé à la Direction ».
On ne peut comprendre le personnage d’Etienne sans évoquer son côté « gouailleur » et un discours critique fondé sur des mimes transgressives, notamment lorsqu’il s’agit de parler d’un chef de service non apprécié. Cependant, Etienne, sans doute par l’empathie et l’esprit de camaraderie qui le caractérisent est aussi un observateur précieux des pratiques sociales. Il décrit avec précision les jours de foire aux abords de l’usine, et les « cafés qui tournaient à plein pot » (Chez Perrier, L’Amélie …) dans « le quartier nègre », appellation due, selon lui, aux fumées se dégageant de l’usine et/ou aux travailleurs immigrés qui y résidaient …. Il énonce également d’autres noms de cités tels que La Croix Mallet, Gourdon, Brousse …
Il parle avec beaucoup d’enthousiasme de son expérience théâtrale entre 1967 et 1975 environ. En effet, la section théâtre faisait partie de l’Union musicale de l’entreprise. Il cite des noms de comédies telles que Georges et Margaret (pièce de Gérald Salvory). Même s’il déclare : « Il fallait s’occuper …et moi faut que ça bouge ! », on perçoit le plaisir de jouer et de monter sur scène, de se montrer : « On étaient les cacous ! » dit-il avec un large sourire. On comprend que le montage de la pièce et les représentations théâtrales dans les Combrailles étaient l’occasion de rigolades, de « faire des connaissances », et puis de descendre danser dans des boites de nuit clermontoises. Témoignant des pratiques juvéniles en milieu rural au tournant des années 1970, il a aussi conscience du fait que l’activité théâtrale « faisait partie de leur boîte » et « montrait la renommée de l’entreprise » : « ça faisait partie de l’image de marque de Duval ». S’il n’évoque pas l’esprit Duval, s’il n’énonce pas le terme de politique paternaliste, il a aujourd’hui conscience de la culture d’entreprise Duval.
Dans sa vision du monde local, à l’usine comme dans l’espace des Combrailles, il oppose « Nous » et « Eux ». Dans l’usine, il pointe du doigt d’un ton moqueur ou amer le chef de service, injuste, tracassier, courroie de transmission de l’ordre patronal et parfois manquant de compétences professionnelles, ce qui peut se comprendre comme une revanche langagière par rapport à des pratiques de harcèlement moral, mal vécues.
Dans le cadre de l’activité théâtrale, il a aussi un regard critique sur le metteur en scène, qui en dit long sur l’opposition de classe à l’usine : « Il était dans les bureaux. Il avait la cote. Il se la pétait une peu. Il se la jouait !». On comprend qu’il a des manières différentes d’être que lui et qu’il n’appartient pas à son monde et son éthique.
De la même façon, on apprend qu’il préférait franchir la Sioule et fréquenter les bals populaires des communes avoisinantes (St-Priest, Espinasse) du « monde agricole » : « J’étais mieux à l’aise ». En revanche, il parle de la « crème des Ancizes – les coiffeurs, les commerçants… – ceux qui brillaient, qui avaient plus de pèze et qui de surcroît louaient les tables », autrement dit accaparaient le lieu.
La dernière facette du personnage se dessine à la fin de l’entretien : il fut conseiller municipal pendant 18 ans (1981-1999) et s’occupe actuellement du CAPER.
S’il nous parle plus longuement de l’atmosphère de travail dans l’usine, il tient à nous montrer ses photos de famille et de son village Comps : traces de l’importance de la mémoire rurale à ses yeux.

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