Un comité d’entreprise entravé par une politique paternaliste ?
Quels sont les enjeux du conflit qui a opposé les élus CGT du comité d’entreprise à la Direction ? En quoi le combat du syndicat CGT pour la gestion de toutes les « œuvres sociales » par le comité d’entreprise révèle-t-il une opposition à la politique paternaliste menée par la direction Aubert et Duval ? Grâce aux archives judiciaires, il est possible de reconstituer ce long combat entre le syndicat CGT et la Direction. En 1979, se référant au code du travail, les élus du syndicat CGT osent s’opposer à la Direction qui entraverait le bon fonctionnement du Comité d’entreprise tel qu’il été défini à la Libération. Il revendique la gestion des oeuvres sociales et une réelle diffusion des PV des réunions. Le conflit s’éternise et se mue en une bataille sémantique portant sur la distinction entre « oeuvres sociales » et « activités sociales », terme en vigueur dans les lois Auroux votées en 1982. Il révèle la lutte des militants cégétistes contre la politique paternaliste menée par la firme Aubert et Duval.
L’argumentation des élus de la CGT du CE
A l’automne 1979, les élus CGT du comité d’entreprise (CE) débutent un long combat contre la direction de l’usine.
Il porte sur le financement du comité d’entreprise. Les élus CGT demandent des explications sur le montant de la contribution patronale aux activités sociales gérées par le CE. Ils revendiquent une augmentation arguant du fait que « les sommes mises par notre employeur à la disposition de notre comité, ne nous permettent pas d’assurer le fonctionnement normal des institutions sociales ». Ils se réfèrent au jugement de la cour d’appel de Dijon du 25 juin 1964 : « le CE doit se trouver légalement en possession de toutes les ressources financières afférentes aux œuvres sociales de l’entreprise, personnalisées ou non, même si celles-ci sont constituées sous la forme de société anonymes » (Droit ouvrier, 1966).
Il vise les modalités de la communication des réunions des CE à l’ensemble du personnel. Le secrétaire du CE demande la diffusion du PV de la réunion du comité d’établissement du 19 novembre 1979 à tous les salariés. Il déplore l’insuffisance des panneaux affectés aux communications du comité prévus par l’article 412.7 du code du travail en arguant du fait que les représentants du personnel, membres du comité d’établissement, ont le devoir d’informer leurs mandants. Il dénonce ainsi la situation : « Aujourd’hui notre patron souhaite restreindre et veut limiter au maximum la connaissance des débats du comité » et évoque « une conception limitative du droit d’information des travailleurs ».
Il revendique la gestion de toutes les œuvres sociales par le Comité d’établissement pour qu’elles ne dépendent plus directement du chef d’entreprise. Le secrétaire du CE rappelle que le législateur a voulu éviter « le paternalisme du chef d’entreprise et son intervention dans un domaine où justement le fonctionnement de l’entreprise n’est pas directement concerné». Sur toutes ces questions, il est entendu par l’Inspection du travail qui lui confirme être intervenu auprès de la direction des Ancizes sur les points suivants :
- Affichage des communications syndicales
- Crédits d’horaires accordés au personnel participant aux commissions du comité d’entreprise
- Gestion des œuvres sociales par le CE
- Budget de fonctionnement des oeuvres sociales.
Le dépôt d’une plainte le 11 février 1980
Une plainte est finalement déposée le 11 février 1980 contre X. pour entrave au fonctionnement du comité d’établissement contre l’établissement Aubert et Duval, aciérie des Ancizes. Il est intéressant de noter l’argumentation de l’avocat des élus CGT qui rappelle dans un premier temps les ordonnances constitutives du Comité d’entreprise : « Il y a entrave lorsque le chef d’entreprise met obstacle à la revendication du comité d’exercer ses pouvoirs de gestion et de contrôle des oeuvres sociales (ord. Du 22.2. 1945 art.2) (crim. 15 juillet 1964, Bull.crim. P ; 503 ; Crim. 9 avril 1975 ; Bull.crim. p.245 ; crim. 22 nov 1977, D. 1978, I. R 52). Sont « oeuvres sociales » – aux termes de l’article R.432-2 du Code du travail – celles établies dans l’entreprise au bénéfice des salariés ou anciens salariés de l’entreprise et au bénéfice de leurs familles, à savoir :
- Des institutions sociales de prévoyance et d’entraide telles que les institutions de retraites, les sociétés de secours mutuels.
- Les œuvres sociales tendant à l’amélioration des conditions de bien-être, telles que les cantines les coopératives de consommation, les logements, les jardins ouvriers, les crèches, les colonies de vacances
- Les oeuvres sociales ayant pour objet l’utilisation des loisirs et l’organisation sportive
- Les institutions d’ordre professionnel ou éducatif attachés à l’entreprise ou dépendant d’elle, telles que les centres d’apprentissage et de formation professionnelle, les bibliothèques, les cercles d’études les cours de culture générale et d’enseignement ménager.
- Les services sociaux chargés de veiller au bien-être du travailleur dans l’entreprise, de faciliter son adaptation à son travail et de collaborer avec le service médical de l’entreprise et enfin de coordonner et promouvoir les réalisations sociales décidées par le comité d’entreprise et par le chef d’entreprise.
- Le service médical institué dans l’entreprise
Dans un second temps, il démontre que la Direction de l’entreprise Aubert et Duval ne respecte pas le droit et fait entrave au bon fonctionnement du comité d’entreprise. En effet, le CE ne peut exercer ses pouvoirs de gestion et de contrôle de toutes les œuvres sociales (selon l’art. R. 432-3 du Code du Travail). Selon lui, la Direction veut faire gérer par le comité d’établissement la mutuelle et la cantine, mais lui refuse le droit de gérer les autres œuvres, à savoir les deux étangs de Chancelade et de Lachamp, un club sportif, des logements divers, et une bibliothèque. La Direction fait entrave au fonctionnement du comité d’entreprise lorsqu’elle ne rend pas public le PV de la réunion du CE tant par l’affichage que par distribution au personnel (ce qui a été le cas pour la réunion du 28 novembre 1979). Elle fait aussi entrave au bon fonctionnement du CE lorsqu’elle ne lui met pas à disposition la documentation et le téléphone (selon l’article L. 434-7 du Code du travail, « le chef d’entreprise doit mettre à disposition du comité un local convenable, le matériel et éventuellement le personnel indispensable pour ses réunion set son secrétariat »). In fine, l’avocat ajoute une dernière argumentation liée à la politique culturelle de la CGT : « Pour offrir aux familles une culture de qualité, nous demandons d’entrer en possession de l’ensemble du budget des oeuvres sociales : nous revendiquons 3 % de la masse salariale pour favoriser en coopération avec les collectivités locales les associations et mouvements d’enfants, cinéma, discothèque etc … »
En juillet 1980, aucun accord n’est survenu malgré les interventions de l’Inspecteur du travail.
Le dépôt d’une nouvelle plainte en novembre 1982
Après des négociations infructueuses, le 22 novembre 1982, Gérard S. reprend au nom du syndicat CGT de l’aciérie la plainte initialement déposée. En effet, les élus CGT rejettent catégoriquement un accord transactionnel qui a été élaboré sans que le CE en ait été informé. Cet accord, conclu entre la société Aubert et Duval et le comité d’établissement de l’usine des Ancizes de la société Aubert et Duval, se réfère aux dispositions des articles 2044 et suivants du Code civil. L’Article 1 détermine les activités gérées ou contrôlées par le CE et celles qui sont gérées par la société Aubert et Duval. L’article 2 portant sur la dotation financière de comité d’entreprise précise que les modalités actuelles de gestion et de financement perdurent jusqu’à la fin de l’année 1982.
Une nouvelle confrontation en 1983 face au juge d’instruction
La Partie civile souligne la distinction entre des œuvres sociales « proprement dites» sur lequel le CE a un droit de regard et de proposition, et les activités sociales directement nécessaires au fonctionnement même de l’entreprise et ouvertes à l’ensemble de la population. Pour le Président du CE, le journal de l’entreprise, par exemple, « a une vocation purement professionnelle » dans la mesure où il informe les salariés sur l’emploi, la sécurité, la marche commerciale, économique et technique, ainsi que sur les investissements de l’entreprise. Au contraire, pour Gérard S. (CGT), le droit de contrôle du CE doit s’établir tant sur les activités sociales que sur les oeuvres sociales. Il conteste toujours la passation de l’accord transactionnel du 22 nov 1982.
Dans un contexte où chaque partie campe sur ses positions, le juge d’instruction donne une commission rogatoire au commandant de la compagnie de gendarmerie de Riom qui, le 8 mars 1983, confie l’enquête au commandant de la brigade de Manzat. Sa mission consiste à procéder à l’audition des responsables du cinéma La Viouze et de l’USGA qui indiqueront la nature et le montant des subventions dont ils bénéficient de la part du CE ; Les avantages consentis en contrepartie ; le nombre global d’adhérents travaillant aux aciéries et leur proportion en pourcentage par rapport à l’effectif global des adhérents.
Dernier acte : un réquisitoire définitif de non-lieu par le procureur de la République (28 novembre 1983)
Ce document de nature judiciaire permet de synthétiser le combat mené entre le syndicat CGT et la Direction. Il récapitule les motifs des plaintes déposées par le syndicat CGT et rappelle l’intervention de l’inspection du travail (11 oct 1979 et 18 janvier 1980) dans un climat tendu. A ce moment, la Direction ne s’oppose pas à un contrôle du comité dans le cadre d’une commission spécialisée (12 février 1981) pour la gestion des étangs de Chancelade et Lachamps. Par contre, elle maintient son point de vue pour le journal et pour les logements qui répondent à l’intérêt de l’entreprise de s’attacher un personnel provenant de régions éloignées. Elle considère que les sociétés musicales ou sportives, ouvertes à toute la population, ne sont pas non plus des « œuvres sociales ».
Le réquisitoire précise aussi que les élections de 1981 au Comité d’établissement ont provoqué un changement de majorité. Le secrétariat passe de Gérard S. à M. X (liste professionnelle) ce qui a engendré « une amélioration du dialogue entre la direction et la représentation du personnel ». Ainsi, le 30 novembre 1982, devant le juge d’instruction, M. X. déclare retirer la plainte déposée au nom du comité à la suite de l’accord transactionnel sur une nouvelle répartition des compétences en matière d’œuvres sociales (un accord intervenu après discussion en réunion extraordinaire du CE le 22 nov 1982). A la suite de cette transaction, le syndicat CGT décide le même jour de porter plainte, démarche entérinée par le conseil syndical le 3 déc 1982. Pour lui, l’entrave apportée au fonctionnement du CE est de nature « à porter atteinte directement ou indirectement à l’intérêt collectif de la profession qu’il représente (comme l’exige l’article 411-11 du code du travail). Le 16 février 1983, le tribunal de grande instance de Riom homologue l’accord de novembre 1982 l’estimant conforme aux dispositions des articles L 432-2 et L 432-3 du code du travail devenus les articles L 432 -è et L 432-8 en application de la loi du 28 oct 1982.
Le réquisitoire se termine par le bilan suivant. En l’état de la procédure, il n’existe pas de charges suffisantes permettant de caractériser une culpabilité de la Direction. Le litige principal : le caractère d’oeuvre sociale prête à discussion mais le problème serait lié au fait que dans l’ancienne législation, l’article 432-1 visait les oeuvres sociales stricto sensu alors que l’article 432-7 nouveau concerne « les activités sociales et culturelles ». Dans l’état du droit antérieur, le journal d’entreprise, la journée Portes ouvertes, les logements accessoires au contrat de travail n’ont pas la vocation d’œuvres sociales car elles ne visent pas l’amélioration des conditions de bien-être. Le club sportif et l’union musicale sont autonomes et structurés dans leur fonctionnement et lesdites activités sont ouvertes à toute la population même si effectivement les sociétés ou associations bénéficient d’un soutien important de la part de l’entreprise. Par contre, des faits matériels d’obstruction paraissent davantage caractérisés tels que la non mise en exécution de la diffusion des PV du Comité d’entreprise, et la non fixation des ordres du jour. Néanmoins, il souligne la difficulté de saisir l’élément intentionnel : « il ne semble pas établi que le chef d’entreprise ait adopté certains comportements en ayant conscience de faire entrave au fonctionnement du Comité d’entreprise ». Enfin, après avoir vérifié « l’aptitude d’un syndicat chargé de défendre les intérêts matériels et moraux d’une profession à se constituer pour des faits d’entrave au fonctionnement d’un comité », il affirme qu’un syndicat ne peut se substituer à un CE dont l’inaction n’est nullement démontrée. Pour toutes ces raisons, le Procureur de la République conclut à un non-lieu : le combat judicaire se termine au détriment de la conception du Comité d’entreprise portée par le syndicat CGT de l’usine des Ancizes.