Christian D.

« Le savoir-faire Aubert et Duval, on était les Rolls-Royce de la métallurgie »

Après une formation à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon, il rédige une thèse sur les métaux à l’École des mines de Paris. Et c’est donc par le biais de cette recherche et de son directeur de thèse qu’il est mis en contact avec l’usine Aubert et Duval et qu’il est embauché en 1992. « ça fait 25 ans que je suis dans la maison. C’est vrai que j’ai connu toute l’évolution d’Aubert et Duval. C’était une entreprise assez fermée qui avait un certain culte du secret avec un savoir technique extrêmement fort à l’époque et toujours présent ». C’est de son poste d’ingénieur au laboratoire Recherche/développement qu’il restitue l’évolution de la culture d’entreprise. Un des premiers aspects qu’il tient à souligner, c’est la prééminence de l’expérience technique dans toute ascension socio-professionnelle au sein de l’usine. Il affirme : « Pour être chef de service, il fallait d’abord avoir fait ses preuves techniques et on montait par l’expérience technique ». Plus largement, il insiste sur l’importance de la formation sur le tas à tous les niveaux : « Il y avait des possibilités d’évolution… J’ai connu des gens qui ont commencé comme ouvriers et qui ont fini ingénieurs. J’en connais plusieurs. Des gens qui ont appris sur le tas. Il y a une forte notion de compagnonnage, d’apprentissage sur le tas ; C’est quelque chose de très, très fort … ».  Il nous explique ses premiers pas dans l’usine révélant son adaptation au milieu : « J’ai été formé déjà ! Même si j’avais une formation d’ingénieur, une thèse de doctorat, on est sur une entreprise qui fait des aciers spéciaux. [Il y a ] peu d’ouvrage, il faut apprendre sur le tas les aspects pratiques qui ne sont pas enseignés, autrement dit un savoir-faire ». Un peu plus tard, il ajoute : « Il y a toute une forme d’apprentissage au sein de l’usine par les collègues, les techniciens les ingénieurs. Il y a forcément un vrai besoin d’apprentissage … pour connaître toutes les ficelles du métier, même avec un background… et ça vous oblige à une certaine humilité et ça fait partie de la culture d’entreprise ». Et progressivement il définit ce qu’il entend par « compagnonnage » : « apprendre les bons réflexes, comment mener une étude, mener une enquête pour comprendre d’où vient le problème ; apprendre les modes d’investigation des Anciens… ». Il est donc « une forme de transmission très importante dans nos métiers » et plus encore une transmission qui doit venir de deux côtés : « le savoir-faire des opérateurs et les connaissances de base de la métallurgie des ingénieurs. Autrement dit, l’opérateur qui a un savoir pratique, dit ce qu’il voit, comprend, et comment cela se passe » et « en retour – ça marche dans les deux sens – l’ingénieur explique comment il analyse les choses et interprète ». Il s’agit donc « de se nourrir mutuellement et de s’apporter des idées… Du coup c’est gagnant, gagnant, tout le monde progresse sur le sujet ».  A cet apprentissage sur le tas, il associe étroitement « le savoir-faire Aubert et Duval » : « On était les Rolls-Royce de la métallurgie, pour prendre une image » et on sent une certaine fierté de participer à la conception de produits de haute technologie ». Au cœur de cette culture d’entreprise, se situe la dynastie des Duval. Plus particulièrement, il va s’attacher à la personnalité de Georges, appartenant à la troisième génération. Présent un ou deux jours par semaine à l’usine des Ancizes, celui-ci est « fortement impliqué techniquement », et « connaissait les noms de tous ces cadres » qu’il réunissait tous les ans « pour faire le point ». Certes, il a ses idées – notamment il est en forte opposition à la CGT, un « syndicat très dur aux Ancizes » au point de constituer un syndicat maison mais il a une certaine éthique et un respect des gens. En somme, il incarne « un modèle de patronat paternaliste ». Au-delà de la figure patronale, le paternalisme Aubert et Duval a reposé sur un mode d’autorité que Christian explicite. Pour lui, la détention d’une haute culture technique a créé des « barons », qu’il assimile aux mandarins du système universitaire. Ces « ingénieurs en chef » ont pu abuser de leurs pouvoirs sur le plan humain. Encore dans les années 1990, ils se distinguaient par des signes matériels hautement symboliques : leurs somptueuses résidences près de l’usine en opposition aux cités ouvrières, l’autorisation d’entrer leurs voitures dans l’enceinte de l’usine, une cantine réservée aux cadres le midi, et enfin des « soirées cadres ». Toujours dans les années 1990, Christian note combien il y avait encore « un marquage des classes sociales assez fort » où « les ingénieurs étaient des messieurs et on ne se mélangeait pas trop ». Cette observation est reliée à un côté dépassé des relations sociales qu’il explique par l’isolement de l’usine dans la campagne. Néanmoins, il note aussi que certes les ouvriers avaient un travail très dur mais étaient « fiers de fabriquer ces produits de haute technologie ». Comme il le dit : « Travailler pour Aubert et Duval c’était presque un honneur ». Cette culture d’entreprise, également désignée par l’expression « Lui, c’est un Aubert et Duval Canal historique », s’est pourtant étiolée depuis une vingtaine d’années. Il explique plusieurs processus en jeu depuis les années 1990. D’abord, c’est la fin d’Aubert et Duval centrée sur trois lieux : deux usines et un siège social à Paris. A cette fin, il relate l’histoire des rachats par Aubert et Duval des secteurs de fabrication d’aciers spéciaux d’autres entreprises de la métallurgie (Usinor-Sacilor, Forgeal du groupe Cegedur-Péchiney à Issoire ; Pamiers ; Firminy). Pour ces dernières, il s’agirait d’un processus de concentration sur leur propre métier (fabrication de produits plats et longs). Il insiste aussi sur la rupture constituée par la prise de participation de la famille Duval dans le groupe Eramet en 1999 : Aubert et Duval, aujourd’hui actionnaire majoritaire dans le groupe Eramet Alliages, a selon lui un pouvoir de décision non négligeable. Stratégiquement, pour faire face aux investissements extrêmement coûteux, l’entreprise devait s’adosser à un groupe bénéficiant d’une assise financière plus large. Parallèlement, la culture du management s’est progressivement diffusée avec l’arrivée de meneurs d’hommes, gestionnaires, organisateurs. Elle a pris le pas sur le pouvoir de la technique mais il considère que l’idéal réside dans un équilibre entre le management et la prise en compte des aspects techniques. De plus, le monde de l’aéronautique dans lequel gravite Aubert et Duval a voulu imiter le modèle économique de l’automobile – production à flux tendu, baisse continue des coûts et zéro stock – alors que les aspects techniques et sécuritaires sont beaucoup plus complexes. Enfin, dans un contexte de vive concurrence internationale, induisant une baisse des prix, Aubert et Duval a dû relever des défis en matière de recherche. Depuis une quinzaine d’années, l’entreprise s’est ouverte : elle participe à des programmes de recherche communs avec des concurrents, ce qui peut être compliqué, notamment en matière de brevets. A la fin de l’entretien, il souligne les derniers changements relatifs à la main d’œuvre : « Les jeunes ouvriers ne sont plus attachés à l’entreprise ». Or c’est un réel problème pour l’entreprise dans la mesure où les métiers de la métallurgie nécessitent du temps, synonyme de savoir-faire. La fierté d’appartenir à l’usine s’est amenuisée : l’entreprise ne semble plus produire ce sentiment d’appartenance : n’y a-t-il pas eu une trop grande pression du management au détriment de la qualité des relations humaines ? Une dernière question que Christian ne pose pas dans la mesure où « il a un droit de réserve en tant que cadre » comme il nous l’a précisé dès le début de l’entretien.

Les interlocuteurs

Louis G.

Chef d'atelier à la fonderie et exploitant du cinéma La Viouze

Bernard L.

Ouvrier spécialisé à la fonderie

Etienne B.

Technicien au laboratoire-physique

Gérard S.

Ouvrier oxoleur-mécanicien à la forge

Jean-Yves C.

Professeur d'EPS aux Ancizes et à Saint Gervais d'Auvergne

Marc R.

Technicien en maintenance au laminoir

Kabbour T.

Technicien au service de traitement thermique

Camille C.

Chef d'atelier au laminoir

Michel B.

Ouvrier fondeur à l'aciérie

Pascal P.

Technicien en dépannage-maintenance

Gilles V.

Ouvrier en maintenance au service forge

Pascal G.

Technicien en dépannage-maintenance

Louis R.

Ex technicien en maintenance et maraîcher-apiculteur

Bernard G.

Ouvrier à l'atelier usinage

François M.

Agent de maîtrise au laboratoire Physique

François C.

Ouvrier-tourneur à l'atelier usinage

Paul G.

Ouvrier-soudeur à la fonderie

Centre d'Histoire "Espaces et Cultures"