Raymond D.

« L’usine Aubert et Duval, c’était une belle opportunité ! »

Né à Cisternes-la-Forêt en 1939 dans une famille de paysans propriétaire d’une petite exploitation de 11 hectares et 12 vaches. A l’âge de 5 ans, il perd son père tué par les Allemands après dénonciation : cela reste un traumatisme. Après le certificat d’études, il « part travailler manœuvre » et « fait l’ouvrier-maçon » à Rochefort-Montagne. Il semble très tôt s’être résigné à travailler en dehors de la ferme familiale, jugée « trop petite ». C’est en 1970, à l’âge de 31 ans, qu’il entre à l’usine Aubert et Duval. A cette date, il assume une double activité : il est maçon fumiste au service aciérie dirigé par Louis Gellet et participe aux travaux agricoles aux côtés de sa mère et de sa femme. Il concède qu’il a beaucoup travaillé et que le rythme de travail était varié et compliqué : « Quand j’étais du matin, j’arrivais à la ferme à 13h 30, jusqu’au soir je pouvais travailler … Quand j’étais du soir, c’était plus compliqué. Il fallait que je parte à midi [d’autant plus qu’il prenait le car]… Quand j’étais de nuit, je me couchais à 6 h du matin, je me levais à 10 h et le soir il fallait repartir …. ». Malgré la dureté et la longueur du temps de travail, « ça lui plaisait de faire les deux ». Néanmoins, il quitte l’usine en 1998 et en 2003 il décide d’abandonner la ferme : « A la fin, ça gagnait pas grand-chose. Les vaches mangeaient l’argent de l’usine ». Lorsqu’on lui demande quelle activité il a préféré, d’emblée, il répond : « C’est quand même l’usine ! C’est ce qui rapportait … ». Mais, quand on l’engage à dépasser l’aspect financier, il déclare : « C’était le travail agricole car l’usine, la chaleur ! ». L’ambivalence, voire les contradictions, sont toutefois compréhensibles à la lumière des conditions et ambiances de travail qu’il décrit à l’usine. En effet, en tant que maçon fumiste, pendant 13 ans, il était donc chargé de bâtir les voûtes des fours avec des briques réfractaires. C’est là qu’il a souffert de la chaleur : par moment, il « soufflait de l’air comprimé pour refroidir ses pieds dans ses galoches ». Dans cet atelier, les pauses casse-croûte n’étaient donc pas régulières : tout dépendait du travail. A la fois, il se remémore un apprentissage sur le tas, « à la dure » – lorsqu’un ouvrier plus âgé refusait de transmettre ses techniques pour mettre en difficulté les plus jeunes – et une bonne ambiance. En particulier, lui reviennent en mémoire le partage de la dinde à Noël « dans nos réfectoires à nous » et, le samedi, le rituel de la cuisson et de la consommation de biftecks achetés à tour de rôle par les membres de l’équipe, qui marquait « la fin de la semaine ». Néanmoins, en 1983, il ne supporte plus la poussière due à la dolomite goudronnée et change de poste pour entrer au gardiennage. C’est une rupture : « ç’était pas sale … un travail de bureau ». Par contre, il « faisait le samedi, le dimanche et les jours fériés » : « J’étais plus payé, pense bien » comme il le dit mais ce rythme était contraignant pour la vie de famille selon sa femme. A ce nouveau poste, son travail consiste à « ouvrir les barrières », à contrôler les fiches cartonnées des horaires des salariés et parfois être en dialogue avec les secrétaires des différents secteurs, et « faire les rondes de nuit et de jour qui pouvaient durer trois quart d’heure ». A l’entrée de l’usine, il est donc à un poste d’observation : il voit tout le monde passer. C’est aussi un travail qui lui permet de circuler librement dans l’usine et parfois aussi de discuter avec des collègues. Bien sûr, les rondes de nuit sont parfois inquiétantes (« au moindre bruit on sursaute ») mais « le tour de l’usine avec talkie-walkie » permet aussi de discuter avec certains collègues. C’est donc un poste à responsabilité mais aussi de sociabilité. Ainsi, il « connaissait l’usine comme sa poche » et notamment aimait suivre avec une certaine admiration le travail effectué dans le laminoir : « le lingot d’une tonne passant par plusieurs cylindres, avant d’être refroidi à l’eau ». Plus loin, il déclare : « J’aimais bien aller voir le blooming dans le laminoir » et à propos de la forge : « C’est impressionnant. C’est beau à voir ». A l’évocation d’anecdotes, on comprend donc qu’il a passé de bons moments dans l’usine et même s’il ne pouvait pas faire grève, il s’est montré solidaire au moment des quêtes effectuées dans les grèves dures. Rétrospectivement, comparativement aux longues journées de travail chez le maçon, le travail en 8 h, autrement dit « sur un temps de travail limité », l’usine Aubert et Duval lui a permis de concilier la double activité : « c’était une belle opportunité ». En outre, il lui a permis de bâtir sa maison dans les règles de la modernité et du progrès : « J’ai passé deux ans à faire ma maison tout en faisant l’usine et les vaches (…) Vu la maison que j’avais …. Je ne peux pas dire que je suis fier mais je suis bien content… C’est pour ça, les gens ne peuvent se rendre compte du progrès que j’ai vu… ». En quelques mots, il énonce lesdits progrès matériels : les sanitaires, l’arrivée de l’eau chaude à l’évier et le chauffage central remplaçant les « bouillotes » dans le lit. Et de conclure : « Vu le confort qu’on a, on apprécie… On l’a gagné, c’est sûr ». Ainsi s’explique sans doute le refus d’une nostalgie de la perte de la ferme et du travail agricole. D’ailleurs, selon lui, il n’a pas gardé d’objets provenant du monde agricole – ou bien dans une sphère intime non dévoilée lors d’un premier entretien. Brièvement, il évoque cependant quelques travaux agricoles tels que « le fauchage des prés mouillés », « la fenaison à la main », et l’utilisation « des chars à roues ferrées ».En toute fin d’entretien, sa femme parle de leur fils qui s’est lancé avec passion dans la recherche généalogique familiale : ne serait-ce pas le signe d’une recherche d’un passé.

 

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