Georges P.
« Faut pas se laisser engourdir ! »
Après un arrêt devant son petit potager fermé et situé à quelques pas de la bâtisse en pierre de 1898 qu’il occupe avec son frère, moment d’échanges et d’une certaine familiarisation, nous entrons dans la grande cuisine au mobilier sobre de la ferme. Nous, c’est-à-dire Caroline L. et moi, Jojo et Gilles V. qui, d’emblée, prend en main l’entretien. Informateur privilégié, il a tout prévu pour « replonger » son vieil ami, né en 1928, dans le temps de l’univers usinier. Sur la table en bois, il sort l’ouvrage de Louis Hauser au titre évocateur, l’Acier très spécial, et choisit judicieusement des photographies d’ateliers susceptibles d’intéresser Jojo. Il se prête à l’exercice, se concentre sur les photos mais, sans doute intrigué, il ne dit mot. Et pourtant, après une question sur sa première journée à l’usine, il se lance. Il se rappelle du jour et de l’année : 3 mars 1947 après autorisation de l’Inspecteur, ce qui lui permet de se présenter comme un enfant de l’Assistance publique placé à 14 ans dans cette ferme. Il a commencé au Laminoir en tant que scieur-affûteur de lames, travail qu’il a appris sur le tas. Puis, après avoir rappelé qu’il faisait les 3/8, il déclare promptement : « On nous a liquidé le 7 janvier 1986 ». La mémoire de la date révèle encore l’importance de cette rupture. La phrase tombe comme un couperet. Le choc me conduit à m’assurer de l’acte : il a en effet été licencié à 58 ans dans le contexte du plan de pré-retraite de François Mitterrand comme le précise Gilles V. C’est l’occasion pour Jojo d’ajouter : « J’adorais mon travail. On a travaillé [dur], c’est vrai mais on a eu rigolé ». Pour nous, c’est l’opportunité de saisir une ambiance au travail : du travail, mais de la bonne humeur et même des chahuts. Plus loin dans l’entretien, il revient sur l’embauche : « 3 mars 1947, il y avait de la neige … A 8h, je suis monté aux bureaux et il m’a emmené au laminoir. Je me demandais bien où j’allais atterrir ». Après une question de G. Valentin, il revient sur sa première paye « délivrée tous les 15 jours en liquide » et dont la moitié permit l’achat d’un vélo. Le travail à l’usine était « dur », « raide » mais surtout pour ceux qui travaillaient près des fours à 1400 degrés. Sa mémoire est aussi marquée par les tragiques accidents du travail, les pauses bien arrosées au bistrot par certains ouvriers et les foires situées au « quartier nègre ». Cette dernière indication est alors le prélude d’une présentation des travailleurs étrangers et notamment des Marocains qui faisaient le « Ramdam », terme dit avec un léger rire et renvoyant au rituel du Ramadan. Il se remémore aussi la venue du patron Jean Duval et sa poignée de main, dans les ateliers tous les mardis, une occasion pour Gilles V. de dire combien il ressemblait à Fernandel, une comparaison qui prête assurément à interprétation. Très tôt dans l’entretien, Jojo évoque aussi les activités agricoles. La saison estivale était particulièrement difficile par le manque de sommeil. Après son travail à l’usine, il participait aux travaux de fauchage avec des fourches en bois, peu appréciées, et le ramassage avec le râteau pour faire des bandes. Il insiste sur les techniques du travail « fait à la main » par opposition à la situation actuelle dominée par la mécanisation. Jojo a donc mené une double activité, puis à partir de 1986, il s’est consacré à l’exploitation agricole et au jardin jusqu’aujourd’hui, ce qui soulève l’admiration de Gilles V. et provoque la réflexion suivante de la part de Jojo : « Faut pas se laisser engourdir ». Jojo peut déconcerter : il est complexe. Il semble avoir préféré le travail à l’usine et parmi les activités agricoles, il a laissé le soin des bêtes à son frère et s’est occupé des tracteurs et du transport des grains. Une complémentarité avec son frère s’est instaurée : Jojo marque son intérêt pour le matériel technique et moderne. C’est surtout au cours de la visite de la ferme que des explications vont nous être données. Il nous fait découvrir en premier lieu son atelier, un lieu particulièrement encombré, appelée par Gilles V. « la boutique des bricoleurs » et qu’il ne faut pas confondre avec l’établi situé à l’arrière de la ferme. Puis, d’étables en granges, il rappelle certaines activités et regarde avec insistance les tracteurs, sans doute signes d’une certaine richesse. Dans une étable plus vaste, construite plus récemment, il est fier de nous indiquer que, dès 1970/1975, il a acheté une petite moissonneuse grâce au salaire de l’usine, et qu’ils « ont économisé de bonne heure ». L’achat des machines leur permet d’être indépendants par rapport aux entrepreneurs et surtout de décider en toute liberté la date et l’heure de la moisson, ce qui évite les aléas climatiques : « On faisait le travail quand on voulait ». Le discours tenu sur l’amour du travail à l’usine paraît presque en opposition à l’attitude de Jojo lors de la visite guidée. Décrivant l’usage de chaque bâtiment, une certaine nostalgie s’empare de lui, comme un fort attachement au lieu. Et soudain, il se remémore sa passion pour les chemins de fer et ses deux demandes d’emploi rejetées. Il finit par dire : « Je me suis retrouvé à l’usine et je suis resté à l’usine. C’est comme ça la vie ». Fatalisme ? Regret de ne pas avoir choisi sa voie ? Et pourtant l’image de l’usine pourvoyeuse d’un salaire est bien réelle dans le discours.