Gérard S.
Un ouvrier militant
« J’avais trois ans et demi quand mon père est décédé à la mine de St-Eloy-les-mines à la suite d’un accident du travail. ça m’a marqué de façon indélébile. Je suis quasiment allé au syndicalisme comme on va à la fontaine dans la mesure où je suis rentré en 1969 et je me suis syndiqué dès 1970 »
Très tôt, sans doute à cause de l’accident de travail de son père, mineur à St-Eloy-les-Mines qui l’a « marqué de façon indélébile », Gérard a une conscience aigüe de sa situation sociale. D’emblée, il dit être « allé au syndicalisme comme on va à la fontaine » et se situer dans une lignée de famille de mineurs paysans. C’est d’ailleurs l’occasion de produire des explications sur les relations d’interdépendance entre le monde ouvrier et le monde rural. D’un côté, les salaires bas de l’usine ne permettent pas à une famille de vivre : « Ils vivotaient avec des rémunérations au ras des pâquerettes » et de ce fait la petite exploitation agricole fournit un apport. Néanmoins, considérant un temps plus long, en se replongeant au début du XIXe siècle, il évoque les petites exploitations familiales qui « n’arrivaient pas à joindre les deux bouts ». Là, les paysans « sont entrés à l’usine non par vocation » mais « contraints et forcés ». Ils ont ensuite « conservé leurs exploitations qui étaient leurs raisons de vivre », une situation expliquant l’absentéisme au moment des foins ou autres travaux agricoles. D’un autre côté, cette situation particulière de double emploi a eu des implications sur la vie dans l’entreprise dans la mesure où les dirigeants ont utilisé ce système « pour mettre la pression » sur les salariés. En d’autres termes, l’absence de forte syndicalisation peut s’expliquer à l’aune de cette « paix sociale ». Après un CAP de Plombier-chauffagiste au lycée technique de Riom, il est rentré « à la production, à l’aciérie » en tant que oxoleur, c’est-à-dire préparateur des lingotières avant la coulée et affecté au démoulage. Par euphémisme, il dit qu’« il fallait être costaud », en réalité ce travail physique était épuisant et l’oxolation mettait les salariés au contact de l’amiante. Ceux-ci, en simples bleus de travail, n’avaient pas d’équipement spécifique, ce qui explique la condamnation de l’entreprise « pour faute inexcusable » au début des années 2000. On comprend dès lors son engagement dans la lutte contre l’amiante et plus largement contre les pollueurs au sein du Comité Amiante Prévenir et Réparer (CAPER) des Ancizes, très proche idéologiquement de celui de Clermont-Ferrand. Si, à la toute fin de l’entretien, il nous fait part de ses goûts pour la chanson française (Brel, Ferrat, Ferré, Brassens), le cinéma et dévoile sa curiosité d’esprit, c’est le militant qui parle, pense et analyse les relations sociales, plutôt d’ailleurs que le travail dans l’entreprise. En effet, tout en évoquant les grèves marquantes (1948, 1973, 1989, 2003), il stigmatise la répression et la discrimination syndicales dans l’entreprise et décortique le système de pression mis en place par l’entreprise. D’une part, jusqu’en 1989, le droit de vote aux élections professionnelles était limité, notamment au premier tour. Les agents de maîtrise instauraient un système de peur et de représailles pour dissuader les salariés d’aller voter. D’autre part, les délégués du personnel étaient victimes de discrimination syndicale : ils n’avaient pas droit à une formation « dans la mesure où ils ne pouvaient pas donner un plein temps à l’usine, c’était un gâchis de les former ». C’est la grève de 1989 qui a obligé la Direction à mettre en place trois bureaux de vote dans l’entreprise et à placer des panneaux syndicaux dans tous les ateliers. En outre, le local syndical placé au-dessus du service du personnel dans le bâtiment de Direction était peu propice aux échanges : « Les travailleurs ne pouvaient pas y aller, ils avaient peur de se faire remarquer ». Comme il le précise : « Pour faire respecter la loi de décembre 1968, on a mis 20 ans chez Aubert et Duval ». Enfin, les militants syndicaux, considérés comme « des personnes nuisibles », étaient isolés, affectés à des postes en dehors des ateliers. Néanmoins, il restait aux militants les « prises de parole dans les ateliers » : à cette évocation, le visage de Gérard s’illumine.S’il se qualifie « d’écorché vif », il désigne les dirigeants d’Aubert et Duval sous l’expression de « patronat de droit divin ». Quant à l’esprit Duval, c’est « un esprit renfermé ; un esprit sectaire » qu’il associe à une forte critique de la politique paternaliste visant à contrôler les loisirs des salariés ainsi que les dirigeants des associations sportives. Enfin, la critique de l’ordre patronal passe aussi par les accidents du travail dont ont été victimes les salariés ainsi que par la dépossession du savoir technique des ouvriers par le biais des cadres.
En somme, à travers le récit de ce militant ouvrier, c’est une vision critique de l’entreprise Aubert et Duval qui se déploie.