Gilles V.
« J’ai un bon pied dans la vie paysanne… et j’aime bien l’entreprise »
Dans la salle de séjour de la maison qu’il a fait construire au début des années 1980, Gilles V. s’inscrit dans une lignée familiale liée, épisodiquement ou pas, à l’usine. Son grand père, qui avait fait la guerre de 14/18, était devenu paysan-forgeron mais avait travaillé à l’usine quelques années pendant la Seconde Guerre mondiale dans le cadre de la mobilisation. Son père, né en 1928, a travaillé entre 1948 et 1987 mais propriétaire d’une ferme de 7/8 ha et de 5/6 vaches, « il s’occupait de bêtes en dehors des heures d’usine ». Deux de ses frères ont fait « la carrière là-haut », à l’usine des Ancizes située effectivement à 700 m d’altitude.
C’est à l’âge de 15 ans qu’il quitte l’école de St-Angel. Bien qu’il voulût être menuisier, il eut « l’opportunité de faire l’école d’apprentissage en interne dans l’usine » et de « rentrer là-haut. L’intérêt était d’obtenir un CAP puis d’être embauché. Il a suivi cette formation de mécanique et d’ajusteur entre le 13 septembre 1971 et juillet 1974. Il a donc « travaillé l’acier » et « dans la mécanique toute sa vie ». Avant même de retracer sa longue carrière de 43 ans et demi, il révèle l’image de l’usine : « du travail assuré ». Il a commencé à travailler au pilon à la forge mais cette activité « ne lui plaisait pas du tout » car il « voulait apprendre la mécanique ». Ainsi, après le service militaire, il put intégrer le service d’entretien mécanique de la forge. Là, pendant 25 ans, en faisant les 3/8, il a pratiqué des dépannages de la presse et des marteaux pilons sur les ponts roulants. A partir de 1997, il accepta un poste le week-end pour « avoir du temps libre chez moi ». Ce poste lui offrit surtout l’opportunité de poursuivre son second métier : « moissonner chez les paysans dans la plaine de la Limagne et en moyenne montagne ». En effet, en 1984, il a créé une entreprise de travaux agricoles qui l’a conduit à faire de gros investissements tels que la construction d’un nouveau bâtiment, et l’achat de matériels. Autrement dit, il était prestataire de services agricoles et depuis le décès de ses parents, il s’occupait également du bois, des jardins et plus largement de l’entretien de la propriété. Néanmoins, par opposition à l’ambiance de solidarité et d’entraide qu’il avait connue dans son service, il a conscience qu’avec le poste de week-end, « on perd pied », « on déconnecte de l’usine », « on ne connaît plus personne », « on perd ses connaissances ». Le regrette-t-il ? Non, car Gilles V. a bien d’autres activités et relations sociales.
A la suite d’une série de questions portant sur les loisirs, l’entretien dévie de sa trajectoire. Brusquement, une autre facette de cet ouvrier métallurgiste surgit : un fort attachement à son village St-Angel et un goût pour l’histoire. Ainsi, il a été conseiller municipal pendant 23 ans et maire depuis décembre 2017, une fonction chronophage qu’il explique : « il aime sa commune ».
Découvrant cet attachement au territoire des Combrailles, nous entrons dans la brèche et l’interrogeons sur la mémoire des Combrailles, un sujet difficile et souvent éludé par nos interlocuteurs. Or, à l’opposé, elle débouche avec Gilles V., sur un ensemble de données particulièrement précieuses.
D’une part, elle est une mémoire des travaux agricoles liée au rythme des saisons et assortie de propos sur l’augmentation du machinisme, signe d’une modernité : au travail à la main et à l’usage des chevaux encore visible dans les années 1950 dans la petite exploitation agricole de son père succède l’achat d’un petit tracteur à essence en 1965/1966. Sans doute que son goût pour la mécanique peut s’expliquer par ce souci d’atténuer la dureté du travail physique. Cette identité agricole émerge à travers la décoration de la salle à manger (un émail représentant une moissonneuse batteuse) et à travers sa perception de l’espace des Combrailles : un territoire composé d’une « partie plaine et de la mi-montagne », « une région vallonnée avec des supers points de vue comme le Viaduc des Fades » et plus largement un espace « structuré par la vallée de la Sioule ». Autrement dit, émerge une « perception pensée » du territoire. Cette identité agricole est fondée également sur une recherche de l’histoire de la propriété familiale depuis le début du XIXe siècle, possible grâce à la conservation d’archives familiales. Il précise la signification de cet attachement : « c’est de la terre » qu’il espère transmettre à ses enfants et « c’est une pensée aussi à mes parents ». Comme le remarque Caroline L. : « C’est un héritage symbolique ». D’autre part, Gilles V. recherche des traces de l’histoire de l’usine Aubert et Duval sur Internet et dans les brocantes. Il est fier de montrer et commenter un album de cartes postales portant sur la construction des bâtiments de l’usine dans l’entre-deux-guerres, les cités ouvrières mais aussi les villas des cadres. Il ouvre également le livre de Louis Hauser « Un acier si spécial » dans lequel il choisit les photographies de l’usine des Ancizes. Cette collection d’objets mémoriels montre combien il est attaché à l’histoire de l’usine.
A travers cette mémoire agricole et usinière, c’est bien son identité plurielle que l’historien peut saisir. Mais au-delà de l’entretien, un peu plus tard, l’observation filmique de ses activités agricoles au cours d’une session de moissonnage d’un champ révèle d’autres aspects tels que ceux qui lient Gilles V. à sa maîtrise des machines et à l’attachement qu’il porte à ce domaine.