Prévenir les accidents de travail
Sans les témoignages des ouvriers retraités, les récits d’accidents du travail ne sont pas rares. Au-delà de l’émotion suscitée, quels sont les acteurs qui interviennent dans la prévention ? Quelle stratégie l’entreprise met-elle en place ? Quel rôle jouent le Comité d’hygiène et de sécurité (CHS) puis le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ? Quelles sont les modalités d’action de l’inspection du travail
Mise en perspective : une histoire de la prévention des accidents du travail
Dans le champ de l’histoire du travail et des travailleurs, la question des risques industriels s’est largement développée en France et en Europe. Ainsi, l’action du CHS de l’usine des Ancizes s’inscrit dans une thématique plus large : les politiques de prévention menées par les entreprises de la métallurgie[1]. En effet, dès l’entre-deux-guerres, l’Etat, poussé par le Bureau international du travail (BIT) a incité les organisations patronales à développer la prévention des accidents du travail. Or, l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) s’est montrée très active dans ce domaine en organisant des journées études, en créant en 1927 une commission de prévention et en incitant les entreprises à nommer un ingénieur de sécurité qui puisse inculquer « l’esprit de sécurité » au personnel. Elle s’est préoccupée de la question des risques professionnels pour faire face aux revendications ouvrières et à l’interventionnisme de l’Etat. En outre, elle considère que la prévention coûte moins cher que la réparation des accidents et des maladies professionnelles. Néanmoins, dans les années 1950, seules les grandes entreprises ont créé un service de sécurité : est-ce le cas pour l’usine des Ancizes ? Nous ne pouvons l’affirmer. La première référence à un cadre chargé de la sécurité n’apparait dans les archives consultées qu’au début des années 1970. En effet, dans de nombreuses entreprises de la métallurgie, les directeurs souhaitent maintenir le pouvoir des chefs de service et/ou des chefs de production et limiter l’ingénieur de sécurité à un rôle de conseil et de contrôle. Le plus souvent, il n’est qu’une section de l’une ou l’autre des directions fonctionnelles. Cette politique est en cohérence avec la conception de la prévention du patronat qui attribue 70 à 80 % des accidents au personnel et donc mène une lutte contre les accidents par la formation du personnel à l’esprit de sécurité. Ainsi, même lorsqu’il existe, le service de sécurité définit des prescriptions de sécurité mais c’est l’encadrement de l’atelier qui le fait respecter. On sait qu’USINOR, par exemple, change de politique de sécurité dans les années 1960 notamment en accordant une plus grande importance aux conditions techniques et organisationnelles, suite à la prise de conscience de la gravité des accidents et à l’essor concomitant de l’ergonomie. Jean, puis Georges Duval – directeurs de l’entreprise d’aciers spéciaux Aubert et Duval – ont-ils adhéré à cette nouvelle politique de prévention dans le domaine de la métallurgie ? Actuellement, nous n’avons pas les sources pour répondre à cette question.
A travers les archives de l’inspection, par contre, on peut cerner les revendications ouvrières dans ce domaine et repérer des politiques de prévention. Néanmoins, force est de constater que les témoignages oraux recueillis lors de notre collecte mettent l’accent sur les accidents et non sur les campagnes de formation à la sécurité organisées par la Direction
L’intervention des élus CGT du CHS auprès de l’Inspection du travail (années 1980)
Les élus CGT du CHS écrivent des lettres à l’inspection du travail. Ainsi, en mai 1982, le CHS alerte sur les mauvaises conditions de vie et de travail dans le magasin D 32 (pièces de rechange, fers …) : « un problème qui dure depuis une dizaine d’années ». Il énumère les problèmes matériels : « la surcharge des casiers », « l’entassement des barres les unes sur les autres qui contraint les salariés à une épreuve de gymnastique quotidienne » ; « des aires de circulations encombrées » ; « des tôles de 3 m x 1,20 d’’une épaisseur de 50 mm plaquées les unes contre les autres ». Il conclut à « un appauvrissement des conditions de travail à l’aciérie » et mentionne également l’absence de bouches de chauffage : « Le personnel est appelé à manipuler toute la journée de la ferraille avec un chauffage inadapté dans des conditions particulièrement inhumaines ». Il revendique donc l’aménagement de l’atelier et demande une visite de l’inspection du travail.
En mars 1983, les élus CGT du CHS écrivent à l’Inspecteur du travail pour attirer son attention sur un accident survenu dans le service entretien mécanique Forge. L’ouvrier, occupé à serrer le presse-étoupe du pilon 2 tonnes n°1, a été déséquilibré par une manœuvre consistant à dégager quatre tringles, et a chuté. Ils mettent l’accent sur les positions dangereuses des salariés ; ils notent également que « le sol était jonché d’obstacles déplaçables » ; ils soulignent « qu’aucune mesure n’a jamais été communiquée par l’employeur, pour assurer la sauvegarde du personnel participant aux opérations de graissage, nettoyage, d’entretien ou de réparations des pilons et des presses ». En fait, les élus CGT du CHS considèrent que l’organisation de l’espace du travail et les cadences de travail sont les causes profondes des accidents dont sont responsables les cadres et la direction.
Dans les rapports du CHSCT, les remarques du médecin du travail – autre acteur important dans l’usine – sont consignées. En 1985, celui-ci fait le constat suivant : le nombre de personnes atteintes par l’alcoolisme dans l’entreprise dépasse largement la moyenne générale ; les accidents aux mains sont encore trop nombreux et les accidents oculaires très fréquents. En 1986, il constate que malgré la baisse des accidents du travail (821 en 1985 contre 934 en 1984) la fréquence des accidents aux mains a encore augmenté passant de 30 à 38 % suivis par les accidents aux yeux (23, 72% en 1984 à 23, 51 en 1985).
A la fin des années 1980, l’inspecteur du travail souhaite connaitre le programme d’améliorations en matière d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Il lui est répondu qu’indépendamment des programmes généraux (lutte contre le bruit, campagne d’information sur l’alcool), chaque service dresse le bilan des actions pour l’année écoulée et propose un programme prévisionnel pour l’année en cours. L’ensemble des actions figure au bilan annuel du CHSCT.
Une institutionnalisation du CHSCT dans les années 1990
Dans les années 1990, dans l’usine des Ancizes, le CHSCT semble s’institutionnaliser. Il produit des fiches de renseignements précisant les conditions dans lesquelles l’accident a eu lieu : nom du service, la date et l’heure, la description de la tâche exécutée par le salarié dont on précise l’âge, la profession et la durée de travail dans l’usine. Elles sont le fruit d’une enquête qui analyse les causes de l’accident et énumère les mesures à préconiser « en vue d’éviter le retour (et notamment les actions de formation appropriées) d’un tel accident ». Chaque année, le CHSCT produit donc un rapport annuel sur les conditions de travail : il est possible alors de suivre l’évolution du taux de fréquence des accidents du travail. Certes, il a commencé à diminuer dès les années 1980 et cette diminution se poursuit dans les années 1990. Néanmoins, il convient de relever que le taux de fréquence tout comme le taux de gravité sont pratiquement deux fois plus élevés dans la catégorie des ouvriers que dans le reste du personnel. Le bilan social de l’année 2002, présenté au cours d’une réunion du Comité d’établissement en janvier 2003, confirme encore la dangerosité des postes des travail dans l’usine des Ancizes, ce qui reflète sans doute la situation dans l’ensemble de la métallurgie. Un tableau intitulé Répartition des accidents par éléments matériels révèle les trois types d’accidents les plus fréquents : accidents liés à des chutes avec dénivellations, occasionnés par des machines ; accidents liés à la circulation, manutention, stockage (les plus nombreux) ; accidents occasionnés par des objets, masses, particules en mouvement accidentel
En 2006, lors d’un comité d’établissement, les résultats sur la sécurité sont encore qualifiés de médiocres (le taux de fréquence est de 8,8 pour le personnel AD et supérieur à 14 pour le personnel intérimaire). Un comité de sécurité a été créé : il a pour but d’organiser des réunions trimestrielles pour vérifier les résultats de chaque service, réunions auxquelles participe le médecin du travail. Néanmoins, le secrétaire du CHSCT intervient pour exprimer sa crainte d’être court-circuité.
En 2007, lors d’une réunion du comité d’établissement, la Direction présente le projet LeanManufacturing. Il consiste à repenser les flux et les stocks pour permettre de les diminuer avec implication des opérateurs de secteurs dans la démarche, la diminution des transports, manutentions. Il vise à améliorer l’ergonomie des postes de travail. Le projet montre donc la volonté de penser autrement l’organisation du travail pour améliorer la sécurité. Néanmoins, lors de la réunion du 27 juin 2007 survenue après l’accident mortel d’un salarié appartenant à une société de sous-traitance, le directeur du site souligne encore les résultats médiocres en matière de sécurité et mentionne un manque de rigueur au niveau de la sécurité de l’ensemble du personnel AD, intérimaires et entreprises extérieures. Il réitère le respect des règles élémentaires : port des équipements de protection individuelle (EPI) « de la ceinture de sécurité pour la conduite des charriots élévateurs, vitesse et respect du code à l ‘intérieur du site pour les véhicules ». Dès lors, à l’orée du XXIe siècle, la dangerosité persiste à l’aciérie des Ancizes d’autant plus que l’usine est confrontée à un turn over important et au recours régulier à des intérimaires, ce qui sans doute pose le problème d’une meilleure diffusion des règles de sécurité.
L’usine Aubert et Duval à l’épreuve de l’Inspection du travail
L’entreprise adresse des dossiers de sécurité à l’inspection du travail : le 20 juin 1975, les consignes établies par le service thermique concernant les modes opératoires d’allumage des différents modèles de four (gaz et mazout) au service de l’établissement ; dossier documentation technique sur les aérateurs Streamline dont un modèle équipe le bâtiment aciérie (22 octobre 1976). Elle commande des expertises : prélèvement du bruit par enregistrement dans l’entreprise et restitution et analyse du bruit par un laboratoire.
A contrario, l’inspection du travail fait des visites dans les années 1970 et adresse des rapports à la Direction de l’entreprise. Par exemple, le 23 novembre 1977, suite à une visite effectuée en octobre dans les ateliers laminoirs à chaud et à froid, l’inspecteur met l’accent sur des points négatifs : l’hygiène, le bruit et l’absence de protection des travailleurs. En septembre 1979, alors qu’il est accompagné de l’ingénieur en charge de la sécurité, il soulève le problème du non-respect de l’arrêté du 30 juillet 1974 relatif aux mesures de sécurité applicables aux charriots automoteurs de manutention à conducteurs portés. Il rappelle notamment que les charriots doivent être conduits par des personnes « soigneusement instruites » et ayant subi un examen (conduite, médical et psychotechnique). En outre, tout conducteur doit être en possession d’une autorisation qu’il doit produire lors d’un contrôle. Or cette réglementation n’est pas appliquée et l’inspecteur de conclure sur ce point par cette phrase : « la meilleure preuve étant cette personne renversée la semaine dernière par un engin de manutention conduite par une personne non autorisée». Il pointe aussi l’utilisation d’élingues non réglementaires pour la manutention et leur dispersion dans les ateliers « sans aucun ordre » et sans protection du stockage des fardeaux (ce qui est contraire aux dispositions de l’art 19 du décret du 23 aout 1947). Il termine en demandant que ces infractions cessent. Il exige d’être informé des suites de la lettre et invite au respect des consignes de sécurité face « à la recrudescence anormale du nombre d’accidents » (une indication à noter dans la mesure où nous n’avons pas d’indication chiffrées sur les accidents du travail pour les années 1950, 60 et 70). Il faut donc souligner que l’Inspection du travail recourt à des mises en demeure pour que la direction de l’entreprise procède aux travaux nécessaires à la sécurité des travailleurs (se référant à l’article L 620 . 3 du code du travail).
Dans les archives, un autre dossier est particulièrement intéressant : le PV de la réunion extraordinaire du 2 déc 1977 du CHS suite à un accident de travail qui pose le problème de la protection des tours d’usinage du bâtiment D 39. Suite à une lettre de mise à demeure du 21 octobre 1977 adressée par le directeur départemental du travail, la Direction énumère les décisions : Achever les protections en cours d’installation ; Faire un essai de protection par « câble seul » ; Visionner les films INRS ; Préparer un programme ; Refaire une réunion pour présenter et approuver le plan. En effet, le 28 février 1978, le CHS approuve le programme réalisé par le service Sécurité. Des travaux vont être engagés pour la protection des tours mais la direction demande un délai d’exécution de 18 mois. Ainsi, ce dossier se clôt par la lettre de l’inspection du travail au Procureur de la république de Riom à qui il est indiqué qu’après une visite, l’aciérie Aubert et Duval a effectué les modifications prescrites par ses instructions. En septembre 1980, suite à une lettre de l’inspection, initiée par les élus de la CHT du CHS, la direction répond qu’elle a renforcé les protections individuelles et collective à la forge et dresse l’inventaire des formes d’action de prévention des accidents. Le service Formation a participé aux actions de sécurité. Des Journées d’accueil ont été organisées sur les thématiques suivantes : entretiens et projection audiovisuelles ; l’accident du travail (causes) ; l’accident du travail n’est pas fatal ; le comportement individuel dans le milieu du travail ; protection collective ; protection individuelle ; consignes ; organisation de la sécurité à l’usine ; présentation du matériel de protection individuelle. Des actions de sensibilisation à la sécurité ont été faites auprès des électriciens, pontiers et élingueurs. Par exemple, 1000 personnes ont participé à la projection d’un film (pontier-élingueur-cariste). Depuis 4 ans, des séance théoriques et pratiques de formation d’élingueurs ont été mises en œuvre (50 personnes par an : 100 personnes en 1980). D’autres actions ont lieu : école de conducteur de charriots automoteurs ; lutte contre le feu ; sécurité dans l’emploi des meules ; sécurité dans les opérations de sondage et d’oxycoupage ; formation de secouristes (50 en 1979) et recyclage (150 en 1980).
En d’autres termes, la Direction souligne « l’action permanente de prévention contre les accidents du travail » qui doit se poursuivre dans un contexte économique difficile ». Effectivement, des politiques de prévention ont été mises en œuvre par la Direction pour limiter les accidents. Par exemple, en 1983, le plan de formation prévoit en plus de l’amélioration des connaissances professionnelles et de la sensibilisation aux techniques nouvelles (commande numérique ; automates programmables micro-informatique) une prévention des accidents (manutentions manuelles et mécaniques et sensibilisation aux risques d’accidents).
Néanmoins, une décennie plus tard, la Direction n’est pas disposée à ce qu’un cabinet d’expertise – indépendant mais diligenté par le CHSCT suite à un accident du travail ayant eu lieu en 1995 – fasse une enquête et lui dicte des recommandations comme en témoignent deux procédures judiciaires voulant éviter un rapport d’expertise « sur l’analyse des risques professionnels liés à l’utilisation, la maintenance et l’entretien des presses » remis le 27 janvier 1998 ». En effet, ce rapport d’expertise lisible dans sa totalité dans les archives de l’Inspection du travail – fondé sur l’audition d’opérateurs à partir de leur vécu quotidien mais aussi sur une analyse des situations de travail – met l’accent sur la conception rudimentaire de certains outils qui induisent des manipulations difficiles et nombreuses générant des accidents. Il met l’accent sur un risque de pathologie professionnelles et le report d’actes de maintenance d’un poste sur l’autre comme facteur des situations à risques. Il note la conception dépassée de la presse 2500 tonnes. Enfin, il remarque un défaut de communication vers la base en matière de sécurité, avec notamment des fiches de dysfonctionnement en désuétude.
Il conclut donc à l’issue de l’analyse des statistiques des accidents que l’atelier forge est « un espace de travail surdéterminant le risque d’accident avec pour hypothèse que les caractéristiques des conditions de travail sont l’un des facteurs prééminents de cette surdétermination ». Pour étayer cette hypothèse, il procède aussi à l’analyse des feuilles de déclaration transmises aux services de la sécurité sociale. A l’issue de l’enquête, le cabinet d’expertise rédige des préconisations pour réduire les risques : des mesures simples de mise à disposition du matériel ou d’équipement ; mesures pour rappeler la priorité des actes de contrôle et de sécurité sur le gain de temps ; mesures s’appliquant au matériel et à l’environnement du secteur presse ; des mesures de communication. Ce rapport d’expertise est donc très mal perçu par la Direction, par ailleurs critiquée par le secrétaire du CHSCT qui souligne : « la non prise en compte du savoir pratique des travailleurs ; le silence sur ses activités ; la banalisation de l’accident grave ou mortel comme un tribut payé aux risques du métier par les victimes ».
Le CHSCT rappelle à la fin de la réunion du 27 janvier 1998 que le rapport doit « servir d’outil de travail pour les démarches de prévention, d’enquête lors des études d’incidents ou d’accidents ».
[1] Catherine Omnès et Laure Pitti, Cultures du risque au travail et pratiques de prévention. La France au regard des pays voisins, Rennes, PUR, 2009.