Exprimer « la souffrance au travail »
Au cours de notre enquête, rétrospectivement, des travailleurs peuvent se moquer – avec une pointe d’ironie ou avec une gestuelle significative – de l’encadrement. C’est l’indice de situations de domination imposées par les cadres de l’entreprise jusqu’aux années 1990 mais très mal vécues. Ceux-ci sont considérés par certains ouvriers comme des instruments de pression patronale et de diffusion de « l’esprit Duval » qui peut se définir comme l’incorporation de valeurs telles que le travail et l’obéissance doublée d’une gestion autoritaire allant jusqu’à empêcher le déroulement d’élections professionnelles légales, et/ou procéder à des discriminations syndicales. Dans la correspondance syndicale adressée à l’inspection du travail, s’élabore un discours sur la dignité humaine qui se mue en discours sur la souffrance au travail à l’orée des années 2000.
A la fin des années 1970, une lettre, écrite par des élus CGT et adressée à un chef de service, donne le ton sur le vécu de certains travailleurs. Elle évoque des « conditions de travail insoutenables qui vont en s’aggravant au nom de la productivité de la rentabilité ». Elle dénonce l’augmentation des accidents du travail et des maladies professionnelles, processus liés à l’exploitation capitaliste : « Nous voyons se multiplier les accidents du travail et les maladies professionnelles. Nous comptons aux Ancizes 15 morts en 25 ans sur le front du travail (…). L’homme qui devrait s’épanouir au rythme des progrès scientifiques et techniques, nous le voyons toujours plus aliéné et écrasé par l’infernal mécanisme de l’exploitation capitalistique ».
A l’orée des années 2000, la notion de « souffrance au travail » émerge dans les discours des membres du CHSCT comme l’atteste cette déclaration de la CGT Aubert et Duval adressée au chef du service Ressources humaines, le 24 janvier 2002. Au service X, prévaut une « maltraitance managériale qui consisterait à remettre en cause les compétences du personnel d’encadrement avec un ton autoritaire et rabaissant ». Ces attitudes sont qualifiées de « destructrices pour ceux qui les subissent » et sont précisément identifiées : « processus de brimades, vexations, d’abolition de toute résistance ». Le syndicat CGT demande « de restaurer des conditions de travail compatibles avec la dignité humaine ». Il en profite pour rappeler les responsabilités du chef des Ressources humaines : « prendre des mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé et la vie des travailleurs de l’établissement » et lui adresser cette injonction : « Il vous appartient de stigmatiser cette domination si vous ne voulez pas que le personnel entre en rébellion ».
En 2006, parallèlement à la description d’un accident du travail, le management anxiogène est également dénoncé. Le secrétaire du CHSCT interprète l’accident du travail comme « un geste désespéré dû en partie à la pression et d’une souffrance au travail que lui infligeait sa hiérarchie ». Il indique également : « des éléments et des témoignages nous permettent de penser qu’une politique de répression et de harcèlement moral règne dans ce secteur ». Il mentionne le cas de salariés déprimés car les conditions de travail sont de plus en plus difficiles moralement et psychologiquement. Dans ce contexte, il demande l’assistance du service de prévention de la CRAM, de l’inspecteur du travail et d’un délégué syndical. En effet, la réunion du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail du 10 mai 2006 précise un ordre du jour cherchant à comprendre les méthodes de management de ce secteur et savoir comment l’entreprise peut remédier à la souffrance au travail. Ainsi, les écrits des élus de la CGT renseignent de l’expression des souffrances au travail à l’usine des Ancizes, faisant écho aux écrits ouvriers sur la question comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Eliane Le Port intitulé Ecrire sa vie, devenir auteur : le témoignage ouvrier depuis 1945, et publié aux éditions de l’EHESS en 2021.